Extrait
du chapitre VI
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Extrait du chapitre IX
Je me dirige vers la porte du dojo, Annigmma me suit d’une démarche souple et gracieuse. Ce petit défilé avançant d’un même rythme semble amuser les quelques pratiquants qui stationnent aux abords du tatami. Le souvenir de l’animal turbulent d’hier contraste avec le comportement de maîtrise qu’il affiche pour l’instant.
« Nous attendons la suite… », me disent les sourires alentour.
Dès le début du cours, Annigmma prend place au bord du tatami et semble observer notre évolution cinétique avec l’intérêt le plus sérieux. Le poids de cet observateur silencieux pèse sur notre petit groupe. Tous nous ressentons, au travers de son regard scrutateur, la présence symbolique de l’esprit de son maître. Qui dans ce cas est également le nôtre !
En effet, de cette même façon, Kujimada Sensei se tient souvent immobile, observant le cours depuis l’un des angles de la pièce. Sa présence inonde alors le dojo et nous incite à une plus grande attention. La qualité de notre travail s’élève alors de façon très perceptible. Un peu comme si Sensei nous communiquait ses capacités techniques par sa simple présence, sa simple qualité d’observateur attentif, animé de la sérieuse intention de nous faire progresser. Me revient en mémoire le message de mon rêve récent : les outils magiques de l’intention et de l’attention. En y repensant maintenant, je constate qu’il est évident que Sensei s’imprègne sans cesse de ces deux attributs. Serait-ce là le secret de sa clarté d’esprit et de son célèbre regard charismatique ?
Le spectacle de ce cours est fabuleux. Dan semble animé d’un niveau technique qui le transcende. Aux exercices de travail sur attaques libres, Dan devine la direction des coupes et des saisies en conservant toujours un temps d’avance sur la volonté de son adversaire.
J’ai déjà eu l’expérience de ce genre d’échange avec Kujimada Sensei, en essayant sournoisement de le surprendre par un changement d’attaque soudain. Je me demande encore comment ai-je pu avoir l’audace d’un tel affront ? Alors qu’il était convenu que nous soyons en situation de techniques formelles.
Pauvre de moi ! La réponse tranchante du Maître me prouva clairement qu’il avait saisi mon intention au moment même où cette idée germait dans ma conscience ! Donc bien avant toute modification gestuelle ! Comment cela est-il possible autrement que par une perception d’esprit à esprit ?
En d’autres occasions, après l’échange « attaque libre » avec lui, reste parfois simplement l’impression curieuse d’avoir été influencé dans le choix des attaques. A l’insu de l’attaquant, la posture du Maître constitue souvent un piège stratégique fatal.
Dan semble lui-même surpris de découvrir en lui ce genre de possibilité. Curieusement, au bord du tapis, le chat observe, et semble satisfait de la prestation à laquelle il assiste.
Tout comme Kujimada communique avec moi grâce à mes dispositions oniriques, ne communiquerait-il pas avec Dan au travers de son expression corporelle ? Ma question reste en suspens, et je considère Annigmma avec de plus en plus d’intérêt.
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Chapitre I. — SOUMISSION
Mardi
16 septembre 2025
En entendant le claquement des serrures qui se fermaient à double tour, Anatole sentit tout le poids de la solitude s’abattre sur ses épaules. Non point qu’il redoutât la solitude : depuis presqu’un an que Laurence était partie, il s’était ma foi assez bien habitué au fait d’être le seul humain à occuper à temps plein son appartement rue Lecourbe. Mais cette solitude-là n’avait pas la même consistance, elle puait la misère et la crasse. La cellule avait beau être aussi nickel chrome que l’exige l’administration, le malheur et l’angoisse transpiraient de l’intérieur des murs.
Son pote Jean-Marc — qui se souvenait qu’il était avocat que lorsqu’il n’avait rien de plus intéressant à faire c’est-à-dire pas souvent — était sur messagerie. Il aurait pu essayer d’en appeler un autre, mais à quoi bon ? Les flics avaient été plutôt corrects avec lui et, de toutes façons, ils ne pourraient pas le garder longtemps. Mais, ce qui l’irritait, c’était que ceux-ci n’aient pas su — ou pas voulu — lui dire ce qu’étaient devenus Carole et Bachir, qui l’accompagnaient dans cette énième Opération de sabotage symbolique des instruments d’oppression mentale (Ossiom).
D’habitude, ces opérations se passaient toujours bien : pendant que Carole et sa petite troupe faisaient un sketch pour expliquer aux badauds pourquoi il fallait résister à l’oppression de Big Brother, Anatole et Bachir s’employaient à déboulonner l’écran géant destiné à recueillir les pulsions des passants. Quand la police débarquait — c’est-à-dire très vite —, ils obéissaient tout de suite à l’ordre de cesser le démontage, seule la troupe essayait de continuer l’agitation en prenant la foule à témoin ou même, suivant l’inspiration, en incitant les agents à la désobéissance civile pour défendre la liberté. Mais finalement personne n’opposait de résistance quand les flics en arrivaient à la conclusion que le plus simple c’était d’embarquer tout le monde pour faire cesser ce trouble manifeste à l’ordre républicain. Le plus souvent d’ailleurs ils avaient leur conclusion toute prête en arrivant sur place, mais cela c’était toujours malgré tout passé relativement sans heurts et ils étaient libérés après quelques heures de garde à vue.
Là, Anatole n’arrivait pas à restituer ce qui c’était passé. Il avait vu un flic à terre — ce qui ne figurait pas au scénario —, des bousculades, des cris. Puis il avait vu Bachir, d’ordinaire si placide, bondir comme un fou au milieu d’un paquet compact. Le temps de réfléchir à ce qu’il convenait de faire en pareille situation, c’était trop tard, les flics avaient actionné leur nouveau jouet de guerre depuis que les flash-balls et les tasers avaient été interdits, les gaz anesthésiants. En quelques secondes, plusieurs dizaines de personnes s’étaient retrouvées allongées dans le couloir du métro comme des SDF, les autres détalant sans demander leur reste.
Cela avait été plus mouvementé que les fois précédentes, mais il n’y avait pas non plus vraiment de raison que la garde à vue se prolongeât davantage. Après le petit interrogatoire d’usage dès son réveil, pourquoi l’avoir remis dans une cellule, seul, sans aucune explication ?
Le mal de crâne occasionné par les gaz ne facilitant pas la recherche des réponses, il re-sombra dans un état semi-comateux.
*
Une main peu amicale secouant son
épaule le réveilla. Comme un automate, il suivit
le gardien dans un petit bureau mal éclairé
où l’attendait un jeune officier encore poupon
mais déjà blasé.
« Prenez place, M. Sobieska, dit-il en faisant un large geste avec son coupe-papier. Vous avez demandé un certain nombre d’explications et, fidèles aux traditions de transparence de la maison, nous allons vous les donner. »
Anatole leva vaguement les yeux vers lui en même temps qu’il s’asseyait, et attendit.
« Comme vous, vos amis bénéficient toujours de l’hospitalité du ministère de l’Intérieur et se portent comme un charme. A part quelques bobos de ci de là, bien sûr. On ne peut pas en dire autant du brigadier Jennaudières qui est toujours dans le coma après six heures passées en service de réanimation.
— En quoi cela me concerne-t-il ?
— Cela vous concerne, M. Sobieska, dans la mesure où l’état critique dans lequel se trouve le brigadier Jennaudières est la conséquence directe de la chute qu’il a faite dans l’escalier du métro Opéra où vous faisiez votre petit numéro avec vos amis. Et qu’il se trouve qu’il a effectué cette culbute en compagnie de votre ami Bachir. Mais lui s’en tire avec juste quelques bleus. »
Anatole prit le temps d’accuser le coup.
« Et Carole ? Et les autres ?
— Je vous l’ai déjà dit. Pas de souci à se faire pour eux. Pas de souci de santé en tout cas. Parce que pour ce qui est du reste, l’avenir est un peu plus sombre.
— Parce que… ?
— Parce que votre ami Bachir, bien sûr, va être mis en examen pour tentative d’homicide.
— Tentative d’homicide ?
— Et même d’homicide si jamais ce pauvre Jennaudières y reste. Peut-être qu’après l’enquête établira que c’était involontaire, voire même le disculpera, mais c’est peu probable. Et vous, et votre bande d’illuminés, allez en attendant être mis en examen pour complicité.
— Complicité ? »
Anatole répétait les mots entendus sans vraiment les comprendre.
« Ben oui. Complicité d’homicide ou de tentative, c’est selon. Vous voulez essayer de rappeler votre avocat ? »
Après un blanc, le temps que les phrases fassent le chemin dans son cerveau, Anatole hocha la tête. Le flic poussa vers lui le caisson dans lequel avaient été déposés ses effets personnels, dont son portable.
Jean-Marc était toujours aux abonnés absents. Mais, contrairement à la fois précédente, Anatole lui laissa un message où il minimisait sensiblement les faits et où il indiquait les coordonnées du commissariat où il fallait rappeler dès qu’il pourrait.
« Ça ne sert à rien de se voiler la face, M. Sobieska, remarqua sentencieusement le flic. Un jour ou l’autre il faudra regarder la vérité dans les yeux. »
Et, sur cette haute considération, il appuya sur le bouton indiquant au sous-fifre qu’il devait raccompagner l’invité dans ses appartements.
Les quatre murs
étaient encore plus hideux que tout à
l’heure, la paillasse encore plus dure. N’ayant pas
envie de penser, Anatole décida qu’il valait mieux
dormir et, pour une fois, ses organes lui obéirent.
*
La même main que quelques
heures plus tôt vint le tirer de son sommeil. Mais, celle-ci
devenant en quelque sorte familière, elle lui parut moins
hostile. Cette fois, le gardien lui fit prendre un escalier, une
enfilade de couloirs, pour finalement le faire
pénétrer dans un vaste bureau où le
soleil était tamisé par des claustras.
Le quadragénaire qui trônait derrière le bureau prit la peine de se lever pour aller à sa rencontre, et le dirigea vers un coin de la pièce où se trouvait une table ronde entourée de chaises confortables.
« Asseyez-vous, M. Sobieska, je vous en prie. Je vous sers quelque chose à boire ? Chaud ? Froid ? »
Anatole repensa à ce que lui avaient raconté des militants plus endurcis au sujet de la répartition des rôles entre le méchant flic et le gentil flic. Décidé à essayer de garder le dessus, il lança :
« Une bière blanche, ça m’irait bien… »
Le flic se retourna vers le
Frigidaire à moitié dissimulé par deux
immenses plantes vertes.
« De ce temps
c’est effectivement l’idéal,
répondit-il sans marquer la moindre surprise et en
saisissant deux canettes. Allons, on va essayer de ne pas faire trop de
mousse. »
Anatole encaissa et le regarda remplir délicatement les deux chopes. Devant son air circonspect, son interlocuteur eut un petit rire :
« Cela serait-il la première fois qu’un officier de police vous offre à boire ?
— En de pareilles circonstances, je crois bien…
— Normal. Faut dire qu’on ne vous arrête quand même pas tous les jours, malgré votre regrettable penchant à vouloir faire connaître vos opinions à tout le monde. Au fait, je me présente : commandant Le Lagadec, de la direction du Renseignement intérieur. »
Anatole leva un sourcil.
« Ne me regardez pas comme ça, M. Sobieska, reprit le commandant maintenant carrément jovial. Je vais jouer franc jeu avec vous et je vais aller droit au but.
— Jouer ?...
— C’est vrai que, vu les circonstances, le mot n’est peut-être pas très bien choisi. Disons que je ne vais pas chercher à vous raconter des sornettes. Juste essayer de vous parler de la situation de la façon la plus objective possible. »
Anatole n’en croyait pas un mot mais résolut de faire semblant.
« Je vous écoute.
— Voilà. Je ne vous cache pas, comme mon collègue vous l’a dit tout à l’heure, que vous vous êtes mis dans de sales draps. Et quand je dis ça, je ne cherche même pas à essayer de vous faire culpabiliser. Je sais que vous êtes non-violent, et il semblerait que vos amis aussi. Seulement voilà : en ce moment il y a un homme qui est entre la vie et la mort et votre responsabilité est directement engagée. Ce n’est pas la première fois que vous êtes arrêté mais c’est la première fois que vous risquez la prison, et pour commencer plusieurs mois de préventive. Des mois de prison, ça n’a jamais fait de bien à personne mais, dans votre cas, ça pourrait bien être l’erreur de parcours qui fait tout basculer. Depuis que vous n’avez plus de boulot fixe et que vous êtes tout seul, vous avez de plus en plus de mal à payer le loyer. En sortant de taule, même blanchi, il y a toutes chances que votre appart ait trouvé un nouveau locataire vivant réellement en bon père de famille comme cela est stipulé dans le bail. Seul, sans boulot, sans domicile… C’est la spirale infernale qui s’enclenche…
— Vous en savez, des choses…
— C’est peut-être un peu notre métier, non ? Rien qu’avec nos fichiers déclarés, nous avons tous les renseignements de base sur quasiment toute la population. Et quand en plus nous actionnons nos autres sources pour étoffer le portrait de quelqu’un qui nous intéresse, celui-ci n’a plus beaucoup de secrets pour nous.
— Ah ? Il y a pourtant un point sur lequel votre système de renseignement se plante : je ne suis pas seul.
— Oui. Dans le sens où vous avez beaucoup d’amis, vous avez raison, vous n’êtes pas seul. C’est d’ailleurs un des aspects de votre personnalité qui nous intéresse. Et je ne doute pas qu’un certain nombre seraient capables de faire preuve de solidarité à votre égard, comme vous vous avez su le faire pour plusieurs d’entre eux. Mais ce n’est quand même pas la même chose que quand on est deux sous le même toit à égalité de droits et de devoirs et à se partager le loyer.
— Sans doute. Et alors ?
— Alors, je veux vous proposer un marché gagnant-gagnant. Un marché dans lequel on fait en sorte que le dossier retraçant votre petite escapade à l’Opéra disparaisse en contrepartie d’un service que vous nous rendriez.
— Ah ! Nous y voilà ! Vous profitez de la situation pour essayer de me transformer en indic !
— Allons, allons, attendez. Que je profite de la situation, c’est indéniable. Mais ce n’est pas moi qui l’ai créée. Et puis ce que je veux vous demander est potentiellement plus exaltant que de jouer les indics.
— De toutes façons, je n’ai aucune disposition pour ce genre de job.
— C’est bien ce que je disais. En fait, ces dernières années, avec toutes les réductions d’effectifs que nous avons subies, nous avons été amenés à revoir un peu nos méthodes d’investigation. Certes, nos fichiers rendent bien des services, mais il faut toujours des gens pour les alimenter. Et surtout des gens qui font un travail de fond, de longue haleine. Ce que nous n’avons plus les moyens de faire avec nos effectifs actuels.
— Vous voulez m’embaucher ? Encore moins…
— Non, nous n’avons pas de budget pour ça. Nous sommes obligés de procéder autrement. Vous faire travailler pour nous oui, mais d’une façon dont vous ne vous apercevrez peut-être même pas.
— De mieux en mieux ! Vous voulez me transformer en appât ! Si vous en veniez au fait ?
— J’y viens, j’y viens. Dans notre service, nous sommes amenés à nous intéresser à un certain nombre de personnes qui nous ont été signalées par la DGSE. Des personnes à qui on a rien à reprocher sur le terri-toire français, mais qui en deviennent presque suspectes rien que de ce fait. Car on a tous quelque chose à se reprocher, n’est-ce pas ? Vous en êtes un bel exemple, et moi-même je ne suis pas sûr que… mais nous en parlerons une autre fois. Pour en revenir à notre problème, il y a un individu qui nous intrigue particulièrement, dont nous aimerions bien connaître les raisons de la présence en France. Les moyens de surveillance traditionnels ne donnant rien, nous essayons de procéder autrement, en recrutant des gens qui pourraient gagner sa confiance. Mais il est très solitaire et ce n’est pas très facile. La seule activité sociale qu’on lui connaisse, c’est qu’il fréquente un club d’aïkido.
— Passionnant…
— N’est-ce pas ? Votre rôle serait donc tout simplement de vous inscrire à ce club d’aïkido et d’essayer de vous en faire un ami.
— Rien que ça ? Vous avez de drôles d’idées dans vos services. Vous croyez qu’on se fait des amis aussi facilement qu’on interconnecte deux ordinateurs ?
— Bien sûr que non. Mais pour l’instant nous ne voyons pas tellement d’autre solution et nous essayons de profiter des opportunités.
— Opportunité ? Je ne vois pas.
— Oui. Vous êtes une opportunité, M. Sobieska, si je puis me permettre, dans la mesure où vous habitez le quartier où ce trouve ce club d’aïkido. Votre inscription y paraîtra donc toute naturelle. Et qu’il se trouve que nous avons quelques arguments pour vous convaincre de faire cette bonne action.
— Bonne action ? C’est vous qui le dites.
— Oui, c’est moi qui le dis et je le dis parce que je le crois. Peut-être que cet individu est aussi inoffensif qu’un général de gendarmerie et dans ce cas il ne lui arrivera rien, mais peut-être aussi est-il lié à un réseau international de prostitution et de trafic de drogue et dans ce cas mettre fin à ses activités sera œuvre utile. Je vous connais suffisamment, M. Sobieska, pour savoir que vous ne défendez pas ce genre d’activité.
— Exact. Ce n’est pas le cas du gouvernement que vous servez. »
Le commandant se renfrogna à peine.
« Expliquez-moi…
— En déclarant hypocritement l’abolition de la prostitution vous n’avez fait que rendre les putes encore plus vulnérables et les proxénètes encore plus riches. Et le refus de légaliser le cannabis permet d’entretenir les petits réseaux dans lesquels puisent ensuite les caïds de la drogue. Vous le savez aussi bien que moi.
— C’est un point de vue que je ne partage pas mais qui peut se comprendre. Quoi qu’il en soit, moi je suis là pour faire appliquer les lois, bonnes ou mauvaises, qui sont votées par le Parlement démocratiquement élu, et je n’ai pas plus de sympathie que vous pour ceux qui s’enrichissent en profitant des détresses humaines. Nous aurons sûrement l’occasion d’approfondir tous ces sujets ultérieurement si vous en avez envie, mais pour l’instant j’aimerais autant revenir à nos problèmes plus immédiats.
— Volontiers. De toutes façons votre idée que j’aille m’inscrire, à mon âge, dans un club d’aïkido n’a aucun sens.
— Détrompez-vous. Il y a plein de gens qui, à n’importe quel âge, sur ordre de leur médecin ou tout simplement parce qu’ils veulent perdre quelques kilos, reprennent une activité sportive. Et particulièrement en aïkido qui bénéficie d’une image de non-violence. De plus, comme vous avez pratiqué le judo dans votre jeune âge, vous ne serez pas dépaysé par cet univers… »
Anatole fut à peine surpris par ce que le flic montrait qu’il savait de son passé. Et il lui revint à l’esprit les images du jour où, à l’occasion d’une démonstration d’arts martiaux à laquelle il participait en tant que judoka, il avait été ébloui par la démonstration d’aïkido. Tant de grâce, de légèreté… Le spectacle lui avait paru aérien, féerique… Mais les circonstances de la vie avaient fait qu’il n’avait jamais pu essayer. Il n’avait même pas réussi à passer sa ceinture noire de judo, échouant en compétition car pas assez hargneux sans doute. Encore un échec…
La sonnerie du téléphone le tira à demi de sa rêverie. Le Lagadec décrocha presque aussitôt mais ne dit presque rien, ponctuant juste de temps à autre les propos de son interlocuteur de quelques mots mono-syllabiques.
Tout en l’observant distraitement, Anatole se dit qu’il fallait réagir. « Il faut que je trouve quelque chose pour me sortir de là. C’est une histoire de fous, ce truc. » Le Lagadec avait raccroché.
« De toutes façons, comme vous avez si bien su me le rappeler, j’ai déjà un certain mal à payer mon loyer. Je ne vais donc pas m’amuser à aller me payer des cours pour perdre des kilos que j’ai déjà perdus en ne faisant qu’un seul repas par jour.
— Bien ! Si on en vient aux mauvais prétextes, c’est donc qu’on avance… Je vous ai dit que nous n’avions pas de budget, mais en revanche nous gardons un certain pouvoir d’influence à pas mal d’endroits. Parmi ces endroits, il y a un grand magazine féminin qui cherche un secrétaire de rédaction pour un remplacement d’un congé parental d’un an. Je sais que ce genre de poste n’est pas votre tasse de thé mais néanmoins vous avez les compétences et, si vous candidatez, nous avons toutes les raisons de penser que c’est vous qui serez choisi. Sans être mirobolant c’est correctement payé et ça vous permettra largement de rembourser vos dettes et vous payer quelques menus plaisirs, dont l’aïkido. »
Pour le coup, Anatole eut du mal à masquer complètement sa surprise. Cette prise en main de sa destinée avait quelque chose à la fois de révoltant et d’anesthésiant. Le commandant prit son air le plus patelin.
« Ecoutez, M. Sobieska. Je vous ai dit au début de notre entretien que j’étais résolu à jouer franc jeu avec vous et je vous le prouve : le coup de fil que je viens de recevoir était pour m’informer que le brigadier Jennaudières était sorti du coma et que, à cette heure, les perspectives pour qu’il s’en sorte sans trop de dommages sont tout à fait raisonnables. Du coup, toutes les peines que vous et vos amis êtes susceptibles d’encourir seront sûrement plutôt revues à la baisse. Le moyen de pression que j’avais sur vous perd donc de sa force. Il n’empêche que je vous demande toujours d’accepter ce marché qui est gagnant-gagnant dans la mesure où il ne nous coûte pas grand-chose ni à vous ni à nous, qu’il vous apporte à vous un mieux-être immédiat sans vous engager beaucoup, et à nous potentiellement un succès dans un domaine où pour l’instant nous piétinons.
— Qui ne me coûte pas grand-chose, vous trou-vez ? Me mettre au service de la police c’est anodin, selon vous ?
— Non. Et je suis bien placé pour savoir que ce n’est pas anodin, rétorqua le commandant dans un demi-sourire. Mais il n’y aura pas de contrat écrit. Juste un contrat moral entre vous et moi. Contrat moral que vous n’aurez même qu’une obligation toute relative de respecter : tout à l’heure vous sortez d’ici, demain vous êtes embauché chez Fempress, après-demain vous vous inscrivez au club, et après ? Et après, si votre inconscient vous dit que décidément vous ne voulez rien voir ni rien entendre de ce qui se passe autour de vous, qu’y pourrais-je ? C’est un pari que j’aurai fait et que j’aurai perdu. Cela m’arrive quelquefois.
— Vous n’êtes pas ordinaire, vous… C’est la nouvelle philosophie de la police ?
— Disons que je dirige une unité un peu particulière qui a ses propres méthodes qui ne donnent pas de si mauvais résultats.
— Et mes amis ?
— Si nous faisons affaire ensemble ils seront, comme vous, libérés incessamment avec juste une inculpation pour destruction de biens d’autrui, car vous savez que maintenant la RATP porte systématiquement plainte. Mais vous avez l’habitude de la procédure, et vous arrivez même parfois à vous servir des procès pour défendre votre cause. Il n’y a que pour Bachir que ça risque d’être un peu plus compliqué.
— C’est-à-dire ?
— Même si les choses évoluent bien, il y a de toutes façons violences à agent. Sans antécédent, si on peut démontrer qu’il y a suffisamment de garantie de représentation, il peut échapper à la préventive. Tout dépend de comment on présente le dossier.
— Je vois. Vous êtes encore dans le chantage.
— Toutes nos relations avec les autres sont toujours des échanges guidés par les circonstances, M. Sobieska. Dans cet échange vous n’êtes pas perdant, loin de là. »
Anatole soupira.
« Vous avez parlé de contrat moral. Je ne suis pas sûr que nous ayons la même morale.
— C’est l’avenir qui nous le dira, M. Sobieska… Tenez, je vous laisse le dossier contenant ce que vous avez besoin de savoir entre autres sur le job et le club. Servez-vous dans le frigo comme vous l’entendez, moi il faut que je file donner quelques instructions sur un autre dossier, je reviens vous voir dans une demi-heure pour recueillir votre décision.
— Commandant ?
— Oui ?
— La bière blanche, c’est un hasard ou vous saviez ?
— Ça, M. Sobieska, vous trouverez sûrement la réponse après que nous aurons un peu travaillé ensemble », répondit joyeusement Le Lagadec en refermant la porte derrière lui.
Anatole opina légèrement. Il s’en voulait d’avoir appelé le flic « commandant ».
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